Dialogue entre compositeur et interprète | VI. Réflexions des survivants du Covid | Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko
Dialogue entre compositeur et interprète VI : Réflexions des survivants du Covid
Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko
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Yoko Kaneko (Y.K)
En mars 2020, l’annonce du premier « confinement » – mot qui nous était encore étranger – a balayé d’innombrables projets et rêves, notamment pour les jeunes musiciens sur le point de réaliser des stages, des échanges internationaux, ou leurs premiers contrats. Le Covid a bouleversé notre quotidien et nos habitudes, et a ébranlé des droits fondamentaux que nous croyions acquis pour toujours – comme la liberté de circulation, celle de se réunir en famille ou entre amis, de partager un repas ou un simple geste de tendresse.
Alors que l’Homme, conquérant, s’apprêtait à organiser des voyages sur Mars, à reproduire une bonne partie de ses activités par l’intelligence artificielle (A.I.), il est ironique de constater qu’aucune de ses technologies, ne s’est révélée efficace face au virus. Ce décalage entre l’ambition titanesque de la technologie inventée par l’homme et la puissance d’un virus invisible à l’œil nu est ahurissant. Je pense qu’il y a un « avant » et un « après Covid » pour chaque personne et pour chaque État, avec des leçons à en tirer, même si cette guerre n’est pas encore terminée.
Alexandre Damnianovitch (A.D)
Je partage ton étonnement, ta stupéfaction, de voir l’Homme désarmé devant cette épidémie, alors qu’il cultive des projets interplanétaires … Cela nous remet face à la fragilité de l’être humain (du moins ceux qui veulent bien le reconnaître) et une nécessaire humilité. Depuis qu’il s’est mis au centre de l’univers, à l’époque de la Renaissance, l’Homme a augmenté sa dose d’orgueil, malgré les fréquents rappels que sa destinée lui fait : tous les ans nous avons des tremblements de terre, des inondations, des incendies gigantesques … (et comment ne pas évoquer la tragédie de Fukushima ?) qui nous rappellent nos faiblesses terrestres, pendant que nous voltigeons dans les airs de nos rêveries.
Y.K.
Étant envahi par la peur et la stupéfaction, nous n’avons a pas eu d’autre choix que d’y réfléchir. Le temps semblait s’arrêter : Paris était désertée, les commerces « non – essentiels », les organismes culturels, et même les parcs étaient fermés ! En ce qui me concerne, j’ai connu la suspension de la quasi – totalité de mon activité d’interprète, faute de concert et vue la difficulté d’organiser des répétitions avec d’autres musiciens en « visio ».
Heureusement, tant que nous étions en bonne santé, même bloqués à la maison, nous avons pu disposer de tout ce temps pour faire un travail d’introspection, et réfléchir aux innombrables leçons que l’histoire de l’humanité nous a laissées, lesquelles nous avions tendance à regarder avec condescendance, depuis notre place d’homme moderne, supposément plus intelligent et plus développé.
A.D.
L’humanité a connu d’autres épisodes similaires, dont certains étaient beaucoup plus graves que cette épidémie… Je suis impressionné par la capacité qu’a l’être humain de se renouveler intérieurement. En écrivant cela, je pense à l’épidémie de grippe espagnole et à la manière dont le compositeur Igor Stravinsky la relate dans sa « Chronique de ma vie ». Environ 50 millions de personnes sont mortes de cette épidémie mondiale qui – de surcroît – a été précédée par la Première Guerre mondiale, extrêmement meurtrière. Stravinsky évoque ces évènements, mais on est étonné de voir le peu de place qu’il y consacre, celui-ci préférant se concentrer sur son travail de créateur (notamment sur la tournée avortée de l’« Histoire du soldat ») … comme si ces évènements n’étaient que de modestes désagréments. Il serait irrévérencieux de penser que Stravinsky, père de famille, n’a pas pris toute la mesure de cette tragédie, de même qu’il serait imprudent de penser qu’il passe rapidement sur ces événements parce que sa Chronique est consacrée à son travail artistique, me semble-t-il. Je pense plutôt que ses préoccupations spirituelles et artistiques l’ont protégé, non seulement de la maladie elle-même, mais aussi du stress, de la peur … de ces maladies de l’âme qui sont peut-être presque plus dangereuses que les maladies du corps. Je veux dire par là que le fait de voltiger avec des Chérubins, Séraphins et autres anges musiciens (si je peux me permettre cette image), tandis que la Mort se promenait sur la Terre avec sa faux, l’a peut-être aidé à remplacer ses souvenirs pénibles par des idées positives.
Y.K.
Ton constat m’interpelle : une situation intense, voire extrême, réveille la créativité. Ceci est probablement lié avec le mécanisme de résilience que nous avons abordé dans le dialogue IV, « Éducation ».
Autrement dit, les créativités cachées en nous, dont nous ne soupçonnons même pas l’existence, auraient besoin d’une sorte de pression extérieure, même éventuellement dévastatrice, pour donner naissance à une œuvre.
À titre personnel, ce lien éventuel entre la souffrance et la créativité a été depuis longtemps mon hypothèse concernant les compositeurs. En effet, je constate que les œuvres qui nous touchent profondément sont souvent issues d’une souffrance de l’auteur ou créées à une période de vie très intense de l’auteur.
A.D.
Pendant le premier confinement en France (du mois de mars au mois de mai 2020), j’ai vécu moi-même une expérience où le spirituel est venu pour combattre le matériel : étant en contact virtuel, grâce au web, avec toi, j’ai pu concevoir ma composition « Six haïkus », et réaliser ainsi un rêve ancien. Alors que les citoyens français étaient enfermés dans leur domicile, sous contraintes strictes quant aux sorties, apeurés autant par l’épidémie elle-même que par l’impuissance et le désarroi des médecins et des gouvernements, je vivais dans une liberté exaltante. L’enfermement réel, matériel, auquel j’étais soumis, comme tous les citoyens de ce pays, s’est traduit en moi par l’impression d’une vie d’ermite, par une solitude choisie … grâce au foisonnement d’idées musicales et poétiques que me procurait ce travail collaboratif sur ces poésies japonaises. Il y avait une rêverie géographique (par la manière dont ces poésies me transportaient au Japon, un pays que je ne connais pas réellement mais seulement grâce au peu de ce que je connais de sa poésie, de sa musique traditionnelle, de sa cinématographie …) et une rêverie chronologique (par le fait que j’étais en train de tisser un lien avec mes années d’adolescent, quand je découvrais ce type de poésies, et de réaliser un vœu ancien, celui de composter une musique sur cette poésie). Ce merveilleux ailleurs spatial et temporel m’a permis d’échapper au sinistre présent que nous étions en train de vivre.
Pour entendre 6 Haïkus d’Alexandre Damnianovitch (récitation et piano Yoko Kaneko)
Commentaire du compositeur :
« Depuis que j’ai découvert la poésie haïku ( à l’âge adolescent, en traduction serbe), j’y revenais ponctuellement … avec le désir d’en mettre quelques- uns en musique. Mais cela ne venait pas … Au moment du confinement du printemps 2020, j’ai ouvert, pour la énième fois, un petit livre de poésie haïku en traduction française.
J’ai demandé à Yoko Kaneko de lire quelques poésies haïku en japonais, et de m’envoyer l’enregistrement.
Et là, cela a fonctionné !
C’est parce que je ne connaissais pas la langue japonaise que j’ai perçu de cette poésie son rythme et son mélos.
Je les ai récités, comme un enfant qui ne connait le sens des mots qu’il prononce . Je les ai notés ensuite sur une portée musicale, et chacun de ces poèmes courts est devenu un thème purement musical, indépendant de sa signification sémantique …
C’est dans cette inconscience naïve, au milieu d’un drame planétaire que je m’efforçais d’ignorer dans ma solitude d’ermite, que cette composition a vu le jour.
C’est une des raisons pour lesquelles je les aime : d’ordinaire, je n’aime pas écouter ma propre musique, alors que j’aime écouter les « Six HaÏkus », car ils me donnent l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui les a composés. »
Y.K.
C’est un très bel et précieux témoignage d’un voyage intérieur que tu nous confies. D’autant plus que j’ai suivi ce processus, la mise au monde de cette composition en direct !
Cela illustre un point positif de cette crise inédite qui a pu se transformer en « disponibilité abondante » ou « opportunité » pour certains.
Globalement, ceux qui ont une grande force d’esprit ont pu « bien » vivre ce confinement en dépassant leurs angoisses et leurs soucis matériels par la conduite de travaux créatifs, comme toi, par exemple.
Cependant beaucoup de gens, parmi eux les jeunes étudiants, isolés et loin de leurs pays d’origine et de leurs parents ont plongé dans une profonde dépression. Leurs séquelles risquent de perdurer.
A.D.
Les « Six haïkus » ont été composés pendant la Semaine Sainte, la semaine qui précède la Pâque orthodoxe. Habitué à me rendre à l’église tous les dimanches, et surtout à assister aux offices quotidiens de la Semaine Sainte, j’ai été privé de tout cela pendant le confinement. A la place de cet élan collectif, je visualisais l’église de Saint-Serge vide et seule, sans moi et sans aucune autre personne, je voyais ce Dieu que je vénère en train d’attendre en vain ses fidèles, je me visualisais moi-même, seul, isolé et privé de ce moment unique … Là encore, c’est la « lévitation » artistique qui a changé tout cela : je vis ma vocation de compositeur comme un sacerdoce, ma prière du matin est le fait de me mettre au piano, et – après avoir « chauffé » mon imagination par quelques morceaux de Bach – de me mettre à composer. Ainsi, cette activité artistique individuelle est venue remplacer, du mieux qu’elle le pouvait, l’activité spirituelle collective. Et surtout, elle m’a fait oublier l’enfermement et l’angoisse que l’humanité était en train de vivre collectivement.
Cela me permet de réagir à tes premières phrases, à « ce décalage entre l’ambition titanesque de la technologie inventée par l’homme » et son impuissance face et « la puissance de virus, invisible à l’œil nu ». J’ai compris que les États où les hommes riches et puissants, qui possèdent les uns et les autres des technologies inaccessibles au simple citoyen « moyen », sont exposés à tous les dangers matériels et spirituels s’ils n’actionnent pas cet espace de rêverie qui emprunte le chemin inverse de celui de la pomme de Newton. Je dirais que cet épisode de confinement m’a permis de vaincre le mal invisible par un bien invisible.
Y.K.
J’imagine que le fait que le premier confinement et la Semaine Sainte orthodoxe coïncident étaient un symbole fort pour toi. Je pense que les deux ont (ou du moins devraient) avoir des points communs, en dépit de leur différence apparente …
Outre les changements de mode de travail, une transition numérique accélérée ou la reconnaissance et revalorisation des aides-soignants, ce confinement nous a ouvert les yeux vers les autres. Nous sommes devenus plus attachés à des détails de la vie quotidienne que nous négligions auparavant : ne serait-ce qu’un arbre, une herbe qui pousse sur le trottoir parisien, les petits commerces de quartier, les personnes démunies en nombre croissant… Ainsi je crois que nous avons vu naître davantage d’esprit d’entraide, et même une certaine forme de synergie dans la société ?
A.D.
Ton observation sur la parenté entre le confinement et la Semaine Sainte orthodoxe est audacieuse … et pertinente. Et comme tu le soulignes, la différence n’est qu’apparente. En effet, le confinement était un ensemble de privations : liberté de mouvement, rencontres entre amis, loisirs culturels et sportifs, voyages ou même de promenades au-delà du malheureux kilomètre autour du domicile … et j’en oublie. La Semaine Sainte (ainsi que toute la période du Grand Carême) est une privation des plaisirs du corps et de l’esprit, aussi bien en ce qui concerne la nourriture, la boisson, la sexualité, le rire excessif, les loisirs trop extravagants ou les humeurs négatives envers d’autres personnes. La différence de taille est que le premier n’était pas choisi mais imposé, alors que le second est choisi librement, et vécu, par conséquent, non seulement comme un mal nécessaire, de façon résignée, mais (dans le meilleur des cas) avec une forme de joie car il symbolise la résurrection après la mort.
Mais j’ai l’impression (au-delà de ces questions de foi) que tous ceux qui sont des « survivants du Covid » – selon ton titre évocateur – auront une sorte d’expérience de mort et de de résurrection … pour peu qu’ils prennent conscience de ce qu’ils ont vécu intérieurement à cause de ces événements extérieurs.
Y.K.
Depuis le début de la crise du Covid, je pense que tout le monde, sans exception, a été concerné par des situations dramatiques ou au moins alarmantes. De ce fait, nous sommes tous naufragés et survivants, marqués par la fragilité et la fugacité de la vie.
L’expression « être en bonne santé » a certainement plus de signification aujourd’hui. J’y vois une sorte de rappel des missions qui nous sont confiées personnellement, à chacun d’entre nous, sous le regard bienveillant de nos proches nouvellement arrivés là-haut…
Pour conclure notre réflexion, il est, plus que jamais, bon de vivre l’instant présent de manière épanouissante et constructive, comme on le fait dans une interprétation musicale. En effet, le métier , d’interprète, qui taille l’espace-temps sonore avec émotions, timbres et résonnances, est une manière de vivre l’instant présent dans la plénitude.
(15/10/2021)
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Alexandre Damnianovitch est né en 1958 à Belgrade (Serbie), où il a accompli les études primaires et secondaires générales et musicales. En 1978 il part à Paris où il accomplit les études de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM). Après avoir obtenu un premier prix à l’unanimité au CNSM en 1983, il travaille comme chef de chant et chef de chœur à l’Opéra de Rennes jusqu’au 1994, où il dirige en parallèle l’Orchestre de Bretagne en tant que principal chef invité. Il est fondateur et directeur artistique de ARSIS-Théâtre Vocal de 1993 à 1998. A partir de 1994 il est directeur de différents conservatoires de musique en France (Bretagne, Picardie, région parisienne) où il développe une importante activité de chef d’orchestre, de fondateur et directeur artistique des saisons musicales et des festivals de musique. Il est l’auteur d’une trentaine de compositions, dont une dizaine de Commandes d’Etat.
Son œuvre musicale, qui se distingue par un style postmoderne, s’inspire de la spiritualité orthodoxe et la musique populaire serbe (Nativité, pour chœur, Folksongs, pour soprano et orchestre à cordes, Poème, pour violon et orchestre, Quatuor lyrique, pour quatuor à cordes, Si je t’oublie, Jérusalem, pour clavecin, L’eau et le vin, pour orchestre …), mais également par d’autres patrimoines spirituels et culturels (Harpes éoliennes, pour sept instruments, Les tentations de Saint Antoine, pour orchestre à cordes, Quatre poèmes français de R. M. Rilke, pour voix et piano, The Bells, pour chœur et orchestre …)
En parallèle des activités musicales il pratique la peinture à l’huile qu’il a étudié à l’Académie des Arts Plastiques à Saint-Malo, et poursuit les études de théologie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris. Actuellement il prépare le doctorat sur le thème de la Théologie de la musique.
Depuis 2019, il collabore avec la pianofortiste et pianiste Yoko Kaneko, pour qui il a réalisé les versions pianistiques des œuvres Anastasima et Fil d’Ariane, et des œuvres originales (Trois méditations, Six haïkus, Sonnerie de Saint-Serge de Paris), qui sont dédiées à Yoko Kaneko et dont elle a assuré les créations mondiales et les enregistrements.
https://damnianovitch.com/test
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Pianiste et pianofortiste, Yoko Kaneko est née à Nagoya (Japon). Elle commence ses études musicales à la Toho-gakuen de Tokyo. Sélectionnée en tant que boursière du gouvernement français, elle entre en 1987 au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Paris où elle obtient les premiers prix de piano et de musique de chambre en 1991. Avec le Quatuor Gabriel qu’elle a crée (1988-2008), elle est lauréate des concours internationaux de musique de chambre « Vittorio Gui » à Florence (1992) et « Viotti » à Vercelli (1993). Elle a partagé les scènes avec les plus grands artistes.
Elève de S.Tokumaru, G.Mounier, Y. Loriod-Messiaen, M.Béroff. J.Mouillère, J.Hubeau, G.Kurtag, M.Pressler et Jos Van Immerseel et adepte passionnée de la musique de chambre et son répertoire méconnu, elle a enregistré des pièces inédites de «J.B.Gross» avec C.Coin, des quatuors avec piano de Lekeu, Hahn, Dvorak, Saint-Saëns, Jongen, Fauré et Chausson avec le Quatuor Gabriel, «le concerto pour deux pianoforte de Mozart KV 356 » avec Jos Van Immerseel et les oeuvres (pianoforte solo) de Beethoven, Mozart, J.S.Bach, Schubert, enregistrements auxquels plusieurs récompenses parmi les plus prestigieuses ont été attribuées.
Depuis 2019, elle a effectué des créations mondiales des oeuvres pour pianoforte/piano d’Alexandre Damnianovitch.
Invitée par le Conservatoire de Senzoku au Japon, le CNSM de Paris ou encore par le Château de la Roche Guyon, elle transmet la tradition et la passion qu’elle-même a reçues au contact des plus grands Maîtres et fait découvrir et promouvoir de futurs grands interprètes.