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Dialogue entre compositeur et interprète X : La finesse de l’écoute |Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko  

Dialogue entre compositeur et interprète X : La finesse de l’écoute 

Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko  

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Yoko Kaneko (Y.K.) 

Au cours de notre dernier dialogue « pianiste – partenaire » on avait évoqué le danger du star-système qui modifie parfois l’objectif du compositeur. Etroitement liés avec le monde de buisines, les concours produisent des interprètes solides, capables de jouer des morceaux difficiles plusieurs fois de suite sans fausses notes : une interprétation automatique ou presque. Mais il y a un point crucial souvent ignoré : écouter et réagir instantanément, ce qui est la clé cachée permettant de rendre une interprétation authentique. 
Or justement, ce renouvellement d’instant, changeant sans cesse, est l’essentiel en musique et dans tout art qui fait partie du spectacle vivant, c’est-à-dire celui qui n’est pas fixé sur un support audio ou vidéo. Ce positionnement artistique à aspect éphémère, souvent déstabilisant pour l’artiste, est, pour cette raison, absent parmi les critères de qualification dans les concours.  

 

Alexandre Damnianovitch (A.D.) 

Ce que tu dis me rappelle un autre contexte, qui ne concerne pas les concours et les jeunes musiciens au début de leur carrière : c’est le cas du chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache, qui a dirigé l’Orchestre Philharmonique de Berlin avant Herbert von Karajan. Alors qu’à cette époque (les années cinquante du XXe siècle) on commençait à promouvoir l’enregistrement des disques (à l’époque c’étaient des disques vinyles 33 tours), ce qui se faisait dans les studios des maisons de disques et supposait de nombreuses prises, la sélection des meilleures, des coupures et des collages … Celibidache refusait l’enregistrement en studio et n’autorisait que les enregistrements en concert. Tant pis pour quelques erreurs mineures dans l’orchestre, tant pis pour quelques toux dans le public … Ce n’est pas parce que Celibidache refusait le progrès, mais parce qu’il avait une conception philosophique de la musique, celle que tu défends – la nature magiquement éphémère de la musique, un authentique art vivant. Et le chef d’orchestre avec ses musiciens n’est pas loin de la musique de chambre … 

 

Y.K. 

Exactement. Et pour revenir à mon propos au sujet des concours, si cet élément était davantage pris en compte (par exemple en mettant lors des épreuves le répertoire de duo ou de musique de chambre), afin d’évaluer la capacité d’un interprète à écouter la sonorité de son partenaire, à apprécier l’acoustique de la salle, à s’adapter à l’instrument (pour ce qui concerne les pianistes) – non seulement à sa mécanique et son toucher, mais aussi à sa résonnance (et son accord éventuellement pour les instrumentistes à cordes) – les obligeant à réagir instantanément, je pense que les résultats et les récompenses à ces concours seraient différents. Et je pense que la perception du public serait différente aussi.   

 

A.D. 

En effet. Et cela toucherait les pianistes avant tout, car les instrumentistes d’orchestre, cordes et vents, pratiquent dès le plus jeune âge la musique de chambre, ne serait-ce qu’en duo avec le piano, puis dans les ensembles plus vastes, et enfin au sein d’un orchestre. Par contre, nous, les pianistes, sommes des éternels solitaires. Je me rappelle de mon propre bonheur quand j’ai découvert, à l’âge adolescent, les autres instruments, et quand j’ai pu jouer pour la première fois avec un camarade hautboïste … Cela a changé ma vie.  

  

Y.K. 

C’est là où demeure le bonheur suprême d’un concert « live », où les musiciens partagent ces moments magiques. Ainsi je considère que notre mission (à moi, qui suis pédagogue, mais aussi à toi également, en qualité d’organisateur de concerts) serait de créer ces rendez-vous pour la musique et pour la jeune génération, main dans la main avec le public. 

 

A.D. 

Oui, l’éducation du public doit agir davantage sur le développement de la sensibilité des auditeurs que sur les renseignements chronologiques ou des faits anecdotiques de la vie du compositeur. Je suis toujours frappé par les programmes des concerts qui se contentent de donner quelques dates, quelques faits historiques ou politiques qui entourent l’œuvre ou le compositeur, plutôt que d’éveiller et de guider l’écoute du public sur des éléments expressifs. 

 

Y.K. 

L’« écoute » est une véritable école pour tous : on apprend à écouter différemment. Bébé – on apprécie les sonorités agréables, qui forment notre sensibilité de manière encore inconsciente, mais certaine ; élève – on écoute pour former notre goût de manière plus consciente – découvrir le répertoire, la manière d’interpréter, la technique de composition… pour y déceler les émotions que contient chaque œuvre, les souhaits des compositeurs. On prend conscience du son comme matière sonore dont les vibrations traversent l’espace pour atteindre le but final – l’oreille et la sensibilité du public.  

 

A.D. 

Et avant l’arrivée du public il y a ce moment magique de la découverte de la salle, de l’instrument … 

 

Y.K. 

Quand les interprètes arrivent dans la salle du concert, le pianiste découvre l’instrument, mais son partenaire en musique de chambre aussi : il découvre le diapason du piano, ses timbres, ses résonances avec ou sans les pédales, l’acoustique de la salle qui sera différente avec l’arrivée du public … Ils s’adaptent même à la manière dont le piano est accordé : oui, les grands instrumentistes à cordes avec qui j’ai collaboré sont capables de s’adapter à chaque caractéristique de l’accord comme les quintes et les tierces ! Ainsi, au minimum trois heures seront nécessaires pour maîtriser ces éléments qui varient selon chaque salle en attendant l’arrivée du public. Trois heures intenses, qui m’impressionnent par une capacité d’adaptation des interprètes, qui passe par une écoute attentive. 

 

A.D. 

Est-ce que tu peux nous expliquer, en quelques mots, et compréhensibles pour tous, cette question d’accord en quintes et en tierces ? Car, je crois que tu vas donner ce mois-ci une série de master classes, finalisées par un récital, avec ton propre instrument, ce pianoforte Clarke, dont tu assures toi-même l’accord ? Et par la même occasion, nous dire quelques mots sur le répertoire que tu vas interpréter ? 

 

Y.K. 

Oui, étant invitée par le Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR) d’Amiens, dans la région Picardie, berceau de la musique française, pour une master classe et récital de pianoforte (une activité qui a été interrompue durant deux ans par la crise sanitaire), je redécouvre avec joie et presque stupéfaction le monde sonore si intime, coloré et pur que me propose cet instrument muni d’une mécanique viennoise. Certes, un instrument fragile, désaccordé par la moindre variation dhumidité et de température de la salle, cet instrument à la mécanique extrêmement simple est aussi un miroir redoutable de l’interprète ! Miroir déformant en plus, car le moindre défaut des doigtés, le moindre manque de fluidité sonnera de manière amplifiée !   

Ferdinand Ries (né en 1784 à Bonn, mort en 1838 à Francfort-sur-Main

Si cet instrument m’a tant appris, je ne nie pas pour autant l’atout du piano moderne, car une fois acquise la technique la plus raffinée qu’exige le pianoforte, s’ouvre à l’interprète la nouvelle porte du piano moderne. Ce dernier est en effet capable de sonner de manières différentes selon interprète. Et d’ailleurs ma master classe va confronter et conjuguer ces deux instruments dans un répertoire spécifique que j’ai conçu spécialement pour cette occasion. Il s’agit de l’environnement beethovénien, de ses propres œuvres, mais aussi de celles de ses élèves et d’autres compositeurs de son époque. J’en ai choisi deux : Josef Wölfl (né en 1773 à Salzbourg, mort en 1812 à Londres), compositeur et pianiste virtuose, pourvu de mains tellement grandes qui lui permettaient de jouer simultanément une 13ème (octave + quarte) et qui est allé jusqu’à faire un duel musical avec Beethoven, et de Ferdinand Ries (né en 1784 à Bonn, mort en 1838 à Francfort-sur-Main), élève, ami et copiste des œuvres de Beethoven (un métier disparu après l’apparition de l’imprimerie musicale). Le fait que Beethoven fut le dédicataire de séries de sonates de ces deux compositeurs (op. 6 de Wölfl et op. 1 de Ries) est intéressant pour percevoir ce qu’était la tendance générale de la musique viennoise de cette époque, ainsi que l’influence que la musique de Beethoven pouvait exercer sur l’inspiration de ses contemporains et ses élèves.  

Josef Wölfl, né en 1773 à Salzbourg, mort en 1812 à Londres

Par ailleurs, il me tient à cœur de faire ressusciter et de « défendre » des œuvres du passé, méconnues ou oubliées, et de poser à cette occasion la question « est-ce juste qu’elles soient oubliées ? ». Il ne s’agit pas seulement d’un excellent exercice pour les jeunes pianistes, mais aussi de l’incitation à être à l’abri des préjugés et des conventions, de l’encouragement à déceler la créativité et l’originalité des œuvres inconnues, de comprendre leur rhétorique propre. L’absence d’un enregistrement de ces œuvres est une circonstance heureuse. Ainsi cette expérience sera équivalente à la création d’une composition qui vient de naître. 
Il y aura environ une douzaine d’élèves, qui joueront des sonates de Haydn, de Mozart et de Beethoven, des Impromptus de Schubert, et également les œuvres de Ries et de Wölfl. Moi-même j’interpréterai le Rondo en La mineur de Mozart, la Sonate « Au clair de lune » de Beethoven, la Sonate en Mi bémol majeur de Haydn et quelques pièces de Schubert, en plus des deux pièces de Ries et de Wölfl citées plus haut.
Concernant l’accord, et sans entrer dans le domaine complexe des différents tempéraments, précisons que l’accord du piano moderne se base sur des tierces et des quintes qui ne sont pas parfaitement pures, comme celles, par exemple, que recherchent les instrumentistes à cordes. Ces imperfections peuvent nuire à la luminosité des accords telle qu’elle a été voulue et entendue par le compositeur. En utilisant certains types de tempérament, on favorise certaines tonalités et certains accords en leur donnant la pureté et l’intensité souhaitées par le compositeur. C’est l’effet que d’éminents instrumentistes à cordes arrivent à obtenir, de même que les meilleurs clavecinistes et pianofortistes.
Ce monde sonore, intime et subtil, nous réserve bien d’expériences sonores fascinantes.  

 

A.D. 

Notre dialogue s’est déroulé comme un scénario de cinéma : il a débuté par un gros plan (vue générale sur le star système des concours) pour faire le zoom sur un détail (la finesse de l’écoute à laquelle se contraint un interprète exigeant). C’est aussi l’invitation adressée aux auditeurs de diriger leur oreille vers cette finesse, afin de profiter au mieux de la pureté de l’harmonie musicale, qui est le reflet d’une harmonie cosmique. 

  (15/03/2022) 

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Alexandre Damnianovitch est né en 1958 à Belgrade (Serbie), où il a accompli les études primaires et secondaires générales et musicales. En 1978 il part à Paris où il accomplit les études de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM). Après avoir obtenu un premier prix à l’unanimité au CNSM en 1983, il travaille comme chef de chant et chef de chœur à l’Opéra de Rennes jusqu’au 1994, où il dirige en parallèle l’Orchestre de Bretagne en tant que principal chef invité. Il est fondateur et directeur artistique de ARSIS-Théâtre Vocal de 1993 à 1998. A partir de 1994 il est directeur de différents conservatoires de musique en France (Bretagne, Picardie, région parisienne) où il développe une importante activité de chef d’orchestre, de fondateur et directeur artistique des saisons musicales et des festivals de musique. Il est l’auteur d’une trentaine de compositions, dont une dizaine de Commandes d’Etat.  

Son œuvre musicale, qui se distingue par un style postmoderne, s’inspire de la spiritualité orthodoxe et la musique populaire serbe (Nativité, pour chœur, Folksongs, pour soprano et orchestre à cordes, Poème, pour violon et orchestre, Quatuor lyrique, pour quatuor à cordes, Si je t’oublie, Jérusalem, pour clavecin, L’eau et le vin, pour orchestre …), mais également par d’autres patrimoines spirituels et culturels (Harpes éoliennes, pour sept instruments, Les tentations de Saint Antoine, pour orchestre à cordes, Quatre poèmes français de R. M. Rilke, pour voix et piano, The Bells, pour chœur et orchestre …) 

En parallèle des activités musicales il pratique la peinture à l’huile qu’il a étudiée à l’Académie des Arts Plastiques à Saint-Malo, et poursuit les études de théologie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris. Actuellement il prépare un doctorat sur le thème de la théologie de la musique.  

Depuis 2019, il collabore avec la pianofortiste et pianiste Yoko Kaneko, pour qui il a réalisé les versions pianistiques des œuvres Anastasima et Fil d’Ariane, et des œuvres originales (Trois méditations, Six haïkus, Sonnerie de Saint-Serge de Paris), qui sont dédiées à Yoko Kaneko et dont elle a assuré les créations mondiales et les enregistrements.  

https://damnianovitch.com/test/ 

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Pianiste et pianofortiste, Yoko Kaneko est née à Nagoya (Japon). Elle commence ses études musicales à la Toho-gakuen de Tokyo. Sélectionnée en tant que boursière du gouvernement français, elle entre en 1987 au Conservatoire National Supérieur de Musique et d Danse (CNSMD) de Paris où elle obtient les premiers prix de piano et de musique de chambre en 1991. Avec le Quatuor Gabriel qu’elle a crée (1988-2008), elle est lauréate des concours internationaux de musique de chambre « Vittorio Gui » à Florence (1992) et « Viotti » à Vercelli (1993). Elle a partagé des scènes avec les plus grands artistes.  

Elève de S.Tokumaru, G.Mounier, Y. Loriod-Messiaen, M.Béroff. J.Mouillère, J.Hubeau, G.Kurtag, M.Pressler et Jos Van Immerseel, adepte passionnée de la musique de chambre et son répertoire méconnu, elle a enregistré des pièces inédites de «J.B.Gross» avec C.Coin, des quatuors avec piano de Lekeu, Hahn, Dvorak, Saint-Saëns, Jongen, Fauré et Chausson avec le Quatuor Gabriel, «le concerto pour deux pianoforte de Mozart KV 356 » avec Jos Van Immerseel, les œuvres (pianoforte solo) de Beethoven, Mozart, J.S.Bach, Schubert, enregistrements auxquels plusieurs récompenses parmi les plus prestigieuses ont été attribuées.  

Depuis 2019, elle a effectué des créations mondiales des œuvres pour pianoforte/piano d’Alexandre Damnianovitch. 

Invitée par le Conservatoire de Senzoku au Japon, le CNSM de Paris ou encore par le Château de la Roche Guyon, elle transmet la tradition et la passion qu’elle-même a reçues au contact des plus grands Maîtres et fait découvrir et promouvoir de futurs grands interprètes. 

https://yokokaneko.wordpress.com/