Dialogue entre compositeur et interprète | La notion du temps et le temps musical | Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko
Dialogue entre compositeur et interprète
Préface
Cela fait 15 mois que l’on m’a offert l’expérience – si précieuse – de prendre la plume en tant qu’interprète, dans la revue musicale en ligne « Mercure des Arts », créée il y a 5 ans.
Depuis un an, avec la crise mondiale inattendue causée par la covid, qui a notamment entraîné la fermeture des frontières, nous mesurons avec étonnement la vitesse avec laquelle la technologie digitale évolue et transforme notre vie quotidienne.
Dans ce contexte, nous aimerions trouver une voie permettant de franchir la barrière de la langue (et peut-être de la culture), qui nous sépare encore aujourd’hui en 2021, en tenant compte de la diversité et de la richesse de celles-ci. En échangeant avec Mariko Okayama, la rédactrice en cheffe et fondatrice de la revue, j’ai eu l’idée d’inviter une personnalité d’une autre origine que la mienne, et spécialiste d’un domaine différent, pour essayer d’approfondir un thème universel sous forme de dialogue, à la fois en japonais et en français.
Le compositeur Alexandre Damnianovitch, expert en musique et grand connaisseur en philosophie, en théologie et en langues a accepté d’y participer.
Conformément à la politique « multilingue » de la rédaction, nous avons décidé de publier le texte également en serbe, la langue maternelle d’Alexandre.
Ainsi, nous sommes heureux de vous proposer ce dialogue en trois langues, en français, en japonais (par moi-même), et en serbe (par Alexandre), en bénéficiant de cet avantage qu’est Internet : il s’agit un événement inédit et audacieux.
Car peu importe la langue, quand chacun d’entre nous « désire » connaître quelque chose, avoir des informations, on peut « aller vers les autres » sans barrière, grâce à Internet.
Je suis persuadée qu’avec ces démarches si simples, nous allons vers une vraie ouverture, et nous atteindrons une vie spirituelle encore plus riche et meilleure.
Je profite de cette occasion pour exprimer ma profonde gratitude à toutes et à tous ceux qui nous ont donné de précieux conseils.
La notion du temps et le temps musical
Texte : Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko
Étymologie. Le mot temps provient du latin tempus, de la même racine que le grec ancien τεμνεῖν (temnein), couper, qui fait référence à une division du flot du temps en éléments finis.
YK (Yoko Kaneko)
Dans le domaine de l’astrophysique, le temps trouve sa place dans l’espace en rapport avec la lumière et sa vitesse. Le mot « année-lumière » désigne « la distance parcourue par la lumière durant une année ». La mesure du temps est ainsi transformée en une mesure de distance. Le Soleil, l’étoile la plus proche de nous, est à 150 millions de kilomètres, ce qui représente environ 8 minutes-lumière de la Terre.
Avec l’apparition des hommes sur Terre, et leur capacité à concevoir les choses les plus abstraites, la notion du temps a été associée au rythme des mouvements des astres et de la Terre, engendrant le rythme des jours et des nuits, des saisons, des années …
L’« héliocentrisme » a par ailleurs été proposé par Copernic (1473-1543), puis prouvé par Galilée (1564-1642) … et approuvé par l’Église catholique bien plus tard, en 1983.
AD(Alexandre Damnianovitch)
Dieu crée le monde en six jours :
1er jour – Création de la lumière et séparation de la lumière et des ténèbres
2ème jour – Séparation des eaux supérieures et inférieures et création du ciel
3ème jour – Création de la terre et du monde végétal
4ème jour – Séparation du jour de la nuit, en créant des petits et des grands luminaires (Soleil, Lune, étoiles)
5ème jour – Création du monde animal
6ème jour – Création de l’homme
(La notion biblique de « jour » est une allégorie. Le « jour » divin peut comprendre une période de plusieurs milliers ou de centaines de milliers ou de millions d’années … ce qui concilie le darwinisme et l’histoire biblique).
Le premier homme, Adam, chargé de cultiver le sol et de garder le jardin d’Eden, se voit adjoindre une « aide », Eve, qui est faite de la même chair que lui. A priori le temps n’existe pas encore, puisqu’Adam et Eve ne se reproduisent pas (la reproduction, la naissance, suppose inévitablement l’enclenchement d’un décompte du temps, qui s’achève par la mort physique), pas plus que la sexualité, puisqu’ Adam et Eve sont faits « de la même chair ».
Le désir de la connaissance, le désir de devenir divins eux-mêmes, font qu’Adam et Eve goûtent à l’arbre de la connaissance, constatent qu’ils sont nus (découvrent donc la possibilité de la sexualité et de la reproduction) et sont chassés du Paradis. Le décompte du temps commence avec la notion du retour (« … tu retourneras au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras »). Le temps cyclique commence, par l’alternance de la naissance et de la mort.
Et d’ailleurs, le début de l’histoire est tragique, puisqu’il est marqué tout de suite par la jalousie et par le meurtre : un des fils d’Adam et Eve, Caïn, tue son frère Abel.
YK
A partir du moment où l’homme a créé l’horloge et le calendrier, en définissant une année de 12 mois, une semaine de 7 jours, une journée de 24 heures et une minute de 60 secondes, la notion du temps semble se joindre au domaine des mathématiques, une notion absolue et inflexible.
Mon histoire personnelle :
Très jeune, j’ai été fascinée par le livre de Charles Darwin, par l’astrophysique et l’archéologie, lesquels m’ont appris que la lumière d’une étoile est en fait partie il y a bien des années (années-lumière) et que les fossiles que collectionnait mon frère représentaient des vécus d’il y a plusieurs millions d’années.
Regardant les étoiles, la constellation d’Orion, la principale étoile Sirius de la constellation du Grand Chien, durant mes trajets entre l’école, le conservatoire et ma maison dans la banlieue lointaine de Tokyo, le temps, surtout celui que j’ignore, celui du passé lointain, a pris une place importante dans mes pensées.
Pour l’humanité, le temps « passé » pourrait être le synonyme d’une vie et d’un vécu.
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C’est justement la question du temps qui m’empêchait de composer des œuvres musicales d’après les haïkus, alors que je lisais et aimais cette poésie dès l’âge adolescent : les haïkus sont très courts, alors que j’ai besoin d’un temps un peu plus long pour développer une idée musicale. Composer la musique d’après des haïkus supposait d’utiliser son texte, donc de composer une œuvre vocale. Et par respect du texte je ne voulais pas répéter à l’infini la même phrase, le même mot … pour combler ce temps musical plus long dont j’avais besoin.
Ainsi l’univers du haïku et celui de ma musique semblaient incompatibles.
Finalement c’est une version instrumentale qui a été pour moi la véritable solution : les accents, le mélos, les rythmes … des vers récités en langue japonaise ont été transcrits en phrases musicales.
Prenons comme exemple le 1er haïku, « Inochi futatsu no ».
Ses trois vers …
Inochi futatsu no Nakani ikitari Sakura kana
… ont été transcrits en notes musicales en suivant scrupuleusement la courbe mélodique et rythmique du texte japonais …
Une fois le texte enlevé, restaient les trois phrases musicales …
… et l’impression que ce sont des touches de piano qui récitent ces vers.
Dès le début du morceau, la phrase n° 1 (Inochi futatsu no) apparaît trois fois, dans des registres différents et dans trois rythmes différents ; puis la phrase n° 3 (Sakura kana) est répétée deux fois avec insistance dans le même registre, ensuite le début de la phrase n° 1 (Inochi futatsu no) est répété quatre fois dans des registres et rythmes différents …
Si l’on avait énoncé les syllabes ou les mots du texte de haïku dans un tel désordre, sans aucune logique littéraire, on aurait produit un jeu futile et irrespectueux vis-à-vis de la poésie de Bashō. En revanche, inverser, répéter, déplacer l’ordre des notes ou des phrases dans une œuvre musicale ne pose aucun problème. Au contraire, cela lui donne du sens, de l’épaisseur, de la consistance. Quand plusieurs personnes parlent en même temps, on ne comprend pas ce qui est dit, il s’en produit une cacophonie. En revanche plusieurs notes musicales simultanées produisent de l’harmonie.
Ainsi, quand les vers du haïku sont « récités » par le piano dans différents registres, tantôt plus rapides tantôt plus lents, se répondant l’un à l’autre … l’auditeur entre dans une dimension du temps qui n’est plus le temps terrestre ordinaire.
Le temps terrestre peut être linéaire – infini, indéfini et informe, ou il peut être cyclique – compté en unités désespérément égales et identiques, des secondes, des minutes … Bien que la durée d’une œuvre musicale soit mesurée en minutes et en secondes, elle n’est pas perçue par l’auditeur comme un compte mathématique, mais comme un morceau d’éternité vivante, une portion de temps surnaturel arraché à la banalité désespérante du temps naturel. La musique transforme réellement notre notion de temps, et nous fait entrer dans une temporalité autre que celle que nous sommes condamnés à vivre dans la vie de tous les jours.
YK
A propos de la composition de « Six Haïkus » de Bashō (composés au printemps 2020) : c’est naturellement touchant de constater qu’une personne qui n’est pas japonaise (Alexandre) se soit intéressée à la poésie haïku depuis de longues années, et qu’il en fasse une œuvre musicale. Ce poème extrêmement bref ne s’étend que sur trois lignes, et contient également peu de syllabes (5-7-5) parmi lesquelles un seul mot désigne la saison.
En effet, dans notre culture japonaise, il existe un art de l’imagination, une sorte d’empathie, qui fait que l’on se doit de ne pas tout dire, tantôt par politesse (dans la vie quotidienne), tantôt pour laisser l’autre imaginer ou deviner la suite. Cette spécificité japonaise pourrait heurter la mentalité occidentale ou être mal comprise. C’est justement dans cet espace de « non-dit », dans le « temps caché » du haïku, que le compositeur a pu dévoiler ses propres émotions, mais avec beaucoup de raffinement et de chaleur humaine.
Pour entendre 6 Haïkus d’Alexandre Daminianovitch (récitation et piano Yoko Kaneko)
Je suis d’accord avec la notion de temps « cyclique », mais il est surtout « linéaire » ; en effet les trois langues, français, anglais et japonais sont unanimement d’accord puisqu’elles utilisent toutes un verbe qui a un rapport avec l’eau pour désigner son passage : « écouler », « flow », « 流れる».
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En serbe, également, on utilise le terme « couler » pour parler du temps : време тече.
YK
Dans la musique, le temps s’associe avec le déroulement du discours musical.
La perception du temps pourrait donc être flexible et intemporelle.
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L’art établit un rapport particulier avec ce temps linéaire, qui s’étire vers l’éternité.
Le devoir de l’art n’est pas de reproduire la réalité, mais de la transfigurer, de la trans-former (littéralement « la-faire-passer-par-une-autre-forme »). « La-faire-passer-par-une-autre-forme » ne veut pas dire nier la réalité, mais lui faire revêtir d’autres « habits », garder son contenu, son fond, mais lui donner une autre expression matérielle. Et naturellement, cette forme, cette expression matérielle devrait embellir la réalité, elle ne devrait pas l’enlaidir, car le rôle de l’homme n’est pas de détruire la Terre, mais de continuer de la construire, de la rendre plus belle.
Ainsi l’art pictural transforme la réalité – il va représenter les trois dimensions dans les deux dimensions d’un tableau, ou bien il va raconter les différentes étapes d’une histoire au lieu d’un simple instant figé (comme le fait par exemple l’icône de la Nativité dans la tradition orthodoxe, où plusieurs scènes qui se déroulent sur plusieurs jours sont représentées sur un seul panneau. D’ailleurs, n’est-ce pas la logique musicale, similaire à celle exposée plus haut au sujet des haïkus) ?!
La musique, quant à elle, transforme non pas la réalité du temps : elle transforme notre perception du temps. Chacun de nous a pu sentir cela en écoutant une aria ou un choral de Bach, une œuvre de Schubert, un mouvement lent de Mozart ou un des mouvements de la « Symphonie Pastorale » de Beethoven. Ce n’est pas le temps qui est transformé, c’est nous qui sommes transformés par la musique.
C’est le but de l’art – nous faire voir une autre réalité, qui nous permet d’échapper à la réalité terrestre et matérielle, et nous permet d’entrevoir une autre réalité, nous invite à rêver et à construire un autre monde ici et dès maintenant. Car il n’est pas intéressant de vivre dans ce monde en rêvant à un autre monde, meilleur et plus juste, qui arrivera peut-être un jour. Il est intéressant d’essayer de vivre ce monde meilleur dès maintenant, commencer la construction d’un temps éternel à partir du temps réel … et faire ainsi le lien entre cette vie et une vie future.
YK
Imaginez ce qui se passe dans le cerveau d’un interprète (en l’occurrence moi-même), ou celui d’un chef d’orchestre : il doit entendre par avance, afin de bien réaliser son plan initial en accord avec l’intention du compositeur, 1) le son qu’il va produire dans un instant, 2) tout en écoutant et jugeant ce qu’il vient de produire à l’instant même 3) en lien avec ce qui a précédé afin de prendre une décision « ultra rapide » pour la suite etc.
Future – présent – passé tournent en permanence dans la tête de l’interprète, autour de chaque phrase musicale et pendant toute la durée de son interprétation.
En plus de constamment savoir où il va et d’où il vient, le musicien tient compte de l’acoustique, de son instrument et de ses partenaires.
De ce fait, la mémoire est indissociable de la musique, pour la maîtrise du temps musical.
AD
Si l’on fait référence à l’histoire biblique, où le temps infini et indéfini du Paradis est remplacé par le temps découpé et limité, le musicien est celui qui essaie sans cesse de réparer ce désastre en faisant correspondre le temps passé, le temps présent et le temps futur (ce que tu remarques dans le paragraphe ci-dessus). Il essaie de remplacer le retour désespérant (retour à la poussière, la mort) par un retour d’espoir (le retour du thème musical est un souvenir … et ce souvenir est censé être agréable).
YK
On n’a pas encore parlé de l’émotion…
AD
C’est en effet l’occasion de parler de l’émotion. Le rappel d’une émotion agréable (on répète un thème parce qu’on l’aime bien, parce qu’il nous est agréable) est donc un retour au temps réparateur.
(A suivre…)
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Alexandre Damnianovitch, Belgrade, 1958, compositeur et chef d’orchestre. Il a été formé au Conservatoire de Belgrade en composition et en direction d’orchestre, puis au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, dans la classe de composition, qu’il a terminé avec un premier prix en 1983. Il vit et travaille en France, d’abord en tant que chef de chœur à l’Opéra de Rennes, puis comme directeur de l’école de musique à Saint-Grégoire (où il a fondé l’orchestre de chambre « Camerata Gregoriana » et le « Festival des arts »). En 1998 il prend la direction du conservatoire Hector Berlioz dans la région parisienne, où a également fonde l’orchestre de chambre « Sinfonietta » et le festival « Voix mêlées ». Il est lauréat des prix du concours international de composition « André Jolivet » (1987) et du concours international de composition ARTAMA en République Tchèque (1998). Son style postmoderne est inspiré par la musique sacrée byzantine et la musique sacrée et populaire serbe. Citons parmi ses œuvres « Harpes éoliennes », Nativité, Folksongs, Les Tentations de Saint Antoine, Passacaglia, Quatuor lyrique, Quatre poèmes français, Si je t’oublie, Jérusalem …
Ces dernières œuvres sont nées sous l’impulsion de la collaboration avec la pianofortiste japonaise Yoko Kaneko. Citons parmi elles, Anastasima, Trois méditations, Six haïkus, La Sonnerie de Saint-Serge de Paris …
Alexandre Damniaovitch a également développé la pratique de la peinture à l’huile après les études accomplies à l’Académie des Arts Plastique de Saint-Malo. Il achève les études de théologie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris, où il écrit un ouvrage sur la Théologie de la musique.
Grande Encyclopédie Illustrée Larousse,
Edition en langue serbe
Pour entendre ses œuvre :
https://damnianovitch.com/test/
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Pianiste et pianofortiste, Yoko Kaneko est née à Nagoya (Japon). Elle commence ses études musicales à la Toho-gakuen de Tokyo. Sélectionnée en tant que boursière du gouvernement français, elle entre en 1987 au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Paris où elle obtient les premiers prix de piano et de musique de chambre en 1991. Avec le Quatuor Gabriel qu’elle a crée (1988-2008), elle est lauréate des concours internationaux de musique de chambre « Vittorio Gui » à Florence (1992) et « Viotti » à Vercelli (1993). Elle a partagé les scènes avec les plus grands artistes.
Elève de S.Tokumaru, G.Mounier, Y. Loriod-Messiaen, M.Béroff. J.Mouillère, J.Hubeau, G.Kurtag, M.Pressler et Jos Van Immerseel et adepte passionnée de la musique de chambre et son répertoire méconnu, elle a enregistré des pièces inédites de «J.B.Gross» avec C.Coin, des quatuors avec piano de Lekeu, Hahn, Dvorak, Saint-Saëns, Jongen, Fauré et Chausson avec le Quatuor Gabriel, «le concerto pour deux pianoforte de Mozart KV 356 » avec Jos Van Immerseel et les oeuvres (pianoforte solo) de Beethoven, Mozart, J.S.Bach, Schubert, enregistrements auxquels plusieurs récompenses parmi les plus prestigieuses ont été attribuées.
Depuis 2019, elle a effectué des créations mondiales des oeuvres pour pianoforte/piano d’Alexandre Damnianovitch.
Invitée par le Conservatoire de Senzoku au Japon, le CNSM de Paris ou encore par le Château de la Roche Guyon, elle transmet la tradition et la passion qu’elle-même a reçues au contact des plus grands Maîtres et fait découvrir et promouvoir de futurs grands interprètes.
https://yokokaneko.wordpress.com/