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Dialogue entre l’organisateur de concerts et le pianiste partenaire IX : Le rôle du pianiste-partenaire

« Dialogue entre l’organisateur de concerts et le pianiste partenaire IX : Le rôle du pianiste-partenaire » 

Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko 

>>>Dialogue entre compositeur et interprète
>>> Japonais
>>> Serbe

Alexandre Damnianovitch (A.D.) 

Nos lecteurs vont tout de suite remarquer le changement dans le titre de ce dialogue : à la place de « compositeur et interprète » nous indiquons « l’organisateur de concerts et le pianiste partenaire ». En effet, lors du dernier concert à la Colline Saint-Serge à Paris (que nous avons évoqué à plusieurs reprises dans nos dialogues) le jeune violoniste Dorian Rambaud a souhaité jouer les concertos de Paganini et de Sibelius avec ta collaboration pianistique. Son choix n’est pas anodin, et il soulève la question du rôle du pianiste dans ce genre de situation artistique. Pour se présenter devant le public dans de meilleures conditions, ce violoniste a fait appel à toi. Ce n’est pas un hasard : le pianiste qui joue avec un autre instrumentiste, et surtout qui joue avec lui des concertos, n’est pas un pianiste ordinaire. On l’appelle « pianiste-accompagnateur », mais ce terme est erroné car il ne s’agit pas d’accompagnement, mais d’un partenariat particulier, d’une collaboration spécifique. Et d’ailleurs, cette collaboration est différente de celle que l’on appelle « musique de chambre », où le pianiste va jouer en duo (qu’on appelle « la sonate ») ou en trio, quatuor, quintette … La musique classique est pleine de subtilités, et nous allons essayer de révéler à nos lecteurs la finesse de ce métier. 

Yoko Kaneko (Y.K.) 

Lors du concert avec Dorian, à la demande de ce dernier en guise d’une petite pause entre les concertos, tu as fait un mini exposé sur le rôle de pianiste dans ce contexte qui a suscité un grand enthousiasme du public. Cela nous a emmené à choisir ce thème pour février car nous pensons que ce sujet mérite des discussions. 

Le concerto de Sibelius fut l’une des premières pièces que l’on m’a sollicité pour jouer à l’examen et en vue des concerts des élèves violonistes à l’époque où j’étais au lycée conservatoire de Toho-Gakuen à Tokyo. Ne disposant pas de pianiste accompagnateur pour ces manifestations internes (sans doute par un choix pédagogique de cet établissement qui a formé Seiji Ozawa et plein d’autres grands interprètes) et par le fait que le nombre de pianistes représentait une écrasante majorité d’élèves, cette demande de collaborer avec eux fut un immense honneur pour moi. Etant donné que toute forme de rémunération était strictement interdite entre élèves, cette collaboration fut le fruit d’un pur enthousiasme. C’est ainsi que j’ai compris la multitude de compétences les plus délicates que ce travail nécessitait. Cette gestion simultanée d’autrui et de soi-même, le fait de coexister subjectivement et objectivement, est une forme d’intelligence éminente propre à l’homme.   

Que se passe-t-il concrètement ? Voici ce que j’avais constaté (surtout au début de ma carrière), et ce dont je me suis employée à faire évoluer.  

1ère condition pour un(e) pianiste qui s’occupe de «l’accompagnement» : suivre (seulement dans un premier temps) le partenaire, qui est nommé « soliste ». 

2ème condition : « l’accompagnement » ne doit pas couvrir le « soliste » en volume car un piano à queue sonne horriblement fort et couvre la merveilleuse sonorité du violon (alto, violoncelle) qui coûte jusqu’à cent fois plus cher qu’un piano à queue. 

3ème condition : celui ou celle qui fait « l’accompagnement » doit rester en retrait artistiquement et socialement. On ne doit pas s’exprimer artistiquement plus que le soliste, on ne doit surtout pas revendiquer quoi que ce soit, on entre sur scène après «  le soliste » et sur le programme on indique le nom de « l’accompagnateur » en tout petits caractères.  

Globalement, l’opinion selon laquelle les « accompagnateurs » sont des pianistes qui n’ont pas de grands talents ou qui n’ont pas eu de persévérance pour devenir solistes, les catégorise comme subalternes.  

A.D. 

On sent un certain agacement dans tes paroles, provoqué par ces pratiques et ces opinions qui ne correspondent pas du tout à la réalité artistique. Car l’œuvre d’art musicale est une unité inséparable de toutes ces composantes, comme le corps humain : le moindre élément a son importance vitale (et par conséquent ne peut pas être « moindre » !) En peinture, par exemple, toutes les couches qui se trouvent en-dessous de la partie visible du tableau, contribuent au rayonnement de celui-ci. Elles sont invisibles, mais sans elles le tableau ne serait pas ce qu’il est. Il en est de même en musique, me semble-t-il ? 

Y.K.  

Bien sûr. Concernant le concerto, par exemple, ce n’est pas seulement la notion de la prépondérance du « soliste » qui est erronée, mais également l’idée même de « dirigeant » et de « dirigé ». Chaque note écrite possède son objectif propre et un rôle précis dans l’ensemble de l’œuvre : même quelques accords en pizzicati sont des battements qui définissent ainsi le cadre de l’espace-temps. La portée rythmique que propose le compositeur, les accords ou les tremolos désignent les couleurs qui proviennent d’harmonies réfléchies … On peut y identifier également la nature de la matière sonore (la fluidité, la consistance du son) définie par le compositeur. En effet, la plupart des réponses liées à des expressions requises dans la partie soliste se trouvent dans la partition, de sorte qu’aucune note ne pourrait être négligée.  Le rôle du pianiste est donc essentiel, sans lui l’œuvre n’existerait simplement pas. Il en est de même pour la musique de chambre. 

L’intégrale des duos de Schubert avec Régis Pasquier qui se met toujours devant le couvercle grand ouvert du piano à queue en écoutant jusqu’au moindre détail et en fusionnant avec toutes les résonances du piano moderne. À l’Opéra de Canton, Chine, 2019

La question de l’équilibre sonore, par exemple, soulève, à mon avis, trois problématiques : d’abord, par manque de lecture approfondie de l’œuvre, on a tendance à oublier que la partie soliste est complètement intégrée dans l’écriture de l’orchestre, et en est donc égale à elle en importance artistique. Ensuite, suivant des buts commerciaux, les producteurs de disques ont artificiellement augmenté le volume sonore du « soliste », de sorte que le « grand maître » et la « star » n’est pas seulement le soliste dans un concerto, mais aussi le violoniste dans un duo avec le piano, alors qu’ils devraient être mis à égalité (n’oublions pas que Mozart et Beethoven indiquent pour certaines de leurs sonates « pour piano avec accompagnement de violon »). Ainsi de nombreux mélomanes ont cru que ces œuvres avaient été conçues pour que la partie du piano soit discrète (pour ne pas dire effacée) … ce qui est une erreur fondamentale quant à la pensée du compositeur.   

Et enfin, il faut savoir que l’évolution du piano et du pianoforte au fil des siècles (passant de cinq à huit octaves) a complètement changé la donne : les premières sonates de Mozart et de Beethoven ayant été conçues pour « pianoforte en forme de clavecin, n’ayant que cinq octaves accompagnée par violon » n’a rien à voir avec l’interprétation d’aujourd’hui, où le pianiste joue sur un piano à queue. Si le pianiste n’est pas conscient de cette évolution, et s’il n’adapte pas son jeu à elle, l’erreur ne se mesure pas seulement en termes de décibels, mais surtout en termes d’esthétique de l’œuvre interprétée.  

piano-forte modèle Walter 5 octaves, construit en 2004 par Christopher Clarke pour Yoko Kaneko

 Quand on joue les sonates de Mozart, de Beethoven, de Schubert pour pianoforte et violon (ou violoncelle) en utilisant le pianoforte historique, on s’aperçoit que c’est l’instrument à cordes qui joue toujours trop fort, et de là manque même de nuances et de finesse.     

Heureusement, les recherches, les réflexions et les pratiques menées par des musiciens investies dans les musiques anciennes, d’abord baroques, puis classiques et romantiques, ont fait évoluer les frontières de l’interprétation. Grâce à ce travail opiniâtre et souvent difficile, surtout dans ses débuts, est née une prise de conscience et une exigence de haut niveau. Elles permettront, je l’espère, une meilleure valorisation du patrimoine musical et susciteront des vocations de la nouvelle génération de pianistes. 

L’intégrale de 10 sonates de Beethoven en jouant sur le pianoforte de 5 octaves. Certains de mes collègues préfèrent jouer en regardant mes mains. Violon historique : Gilles Colliard, Tokyo Musashino Culture Halle, en 2013

 

A.D. 

Parmi les « idées reçues » tu viens d’évoquer la question de la puissance du son, notion réductrice pour décrire la collaboration entre le pianiste et ses partenaires. Je profite de cette évocation pour revenir sur la liste des clichés que tu as pointés, d’abord la distinction entre le « soliste » et « l’accompagnateur », ensuite la condition de soumission artistique et sociale du pianiste et enfin le prétendu manque de virtuosité du pianiste « accompagnateur » à envisager une carrière de soliste.  

Une œuvre de musique est conçue dans sa totalité. Un compositeur ne pense jamais une œuvre concertant comme une partie de soliste indépendante d’un accompagnement qui serait facultatif. Très souvent c’est même le contraire : la partie du soliste provient du tissu harmonique et rythmique de l’orchestre (ou du piano, s’il s’agit de la sonate). Les séparer est insensé et même impossible. Insensé parce que cela va à l’encontre de la volonté du compositeur, impossible parce que personne ne s’est jamais présenté devant un public jouant une partie soliste d’un concerto sans orchestre ou sans le piano.  

Le « star-système » est un produit involontaire de la valorisation exagérée  de la virtuosité apparue au XIXe siècle : de la virtuosité d’un Paganini ou d’un Liszt, on n’a retenu que l’aspect spectaculaire, la performance physique que l’on mesure par le nombre de notes exécutées en une seconde, ou par la puissance du son … négligeant l’essentiel du message musical, son contenu artistique et spirituel, sa beauté, qui est souvent contraire à la notion de performance. La vraie beauté est discrète, elle ne se vante pas, elle rayonne d’elle-même. D’ailleurs, plus d’une fois l’exaltation de cette performance physique et extérieure a détruit les carrières des jeunes musiciens talentueux qui se sont noyés dans le succès flatteur d’un public avide de sensations superficielles. Or, s’appuyer sur « l’accompagnement » et sur « l’accompagnateur », grandir à partir de ce qu’il joue, comme un arbre grandit sur le bon terreau, aurait été la solution pour tous, lui-même, son public et la musique elle-même.  Car notre vocation est de servir la musique et non de nous servir égoïstement d’elle pour des buts personnels. 

Mais peut-être la plus dangereuse des idées reçues est celle qui indique l’incapacité de « l’accompagnateur » d’accomplir une carrière de soliste par manque de virtuosité nécessaire. Vu la difficulté technique des parties de piano dans les œuvres de musique de chambre et la complexité musicale des parties d’orchestre dans les concertos transcrits pour piano, on comprend facilement qu’un tel pianiste doit posséder une technique parfaite, une sonorité riche en couleurs, une imagination foisonnante, mais également une capacité de double écoute, particulière à tout pianiste, et surtout celui qui veut jouer avec d’autres musiciens. En effet, le pianiste s’initie à cette capacité extraordinaire à écouter et à maîtriser deux mondes sonores en même temps ; et il ne s’agit pas seulement de jouer des choses différentes avec ses deux mains, mais aussi de la richesse polyphonique des œuvres contrapuntiques telles que les fugues.  Débutant avec des Inventions à deux puis à trois voix de Bach, poursuivant avec son Clavier bien tempéré, où l’on trouve des fugues à cinq vois, le pianiste développe cette capacité spectaculaire de faire évoluer plusieurs « histoires » en même temps (comme un écrivain qui fait évoluer plusieurs personnages et évènements dans un roman). Et ce spectaculaire n’a rien à voir avec la virtuosité extérieure évoquée plus haut. Là, il s’agit de la capacité du pianiste de faire vivre en même temps toutes les strates de la pensée complexe d’un Bach, d’un Beethoven, d’un Schumann … Un tel pianiste saura non seulement écouter son partenaire et cultiver en même temps sa propre partie, mais saura encore transmettre à son partenaire tous les secrets de la polyphonie, qui est souvent un domaine moins maîtrisé par les instruments monodiques, cordes et vents. Dépositaire d’un patrimoine musical riche, et riche lui-même des expériences de tous les partenaires avec lesquels il a travaillé, ce pianiste est un véritable trésor d’exploration des ressources mystérieuses et inépuisables de la musique. 

Et, en ma qualité de compositeur, je conclurai par le constat provenant de ma propre expérience : un tel pianiste est un soliste idéal, car, d’une manière spirituelle, il ne joue pas du piano, mais incarne tous les instruments d’orchestre, ce qui est essentiel pour aborder une œuvre nouvelle … 

Y.K. 

Concert du quatuor avec piano de Fauré & Brahms au Château de La Roche-Guyon, avec Jean Mouillère au violon

Après nos échanges, l’utilisation des mots « soliste » et « accompagnateur » dans le milieu musical semble à présent inappropriée, obsolète.  

 Aujourd’hui, j’essaie de transmettre ces leçons, fruits de mes réflexions et de nombreuses collaborations avec mes collègues musiciens et compositeurs à des jeunes élèves musiciens dès leur plus jeune âge. Car étant envahis par des réseaux sociaux, le culte du monde visuel et virtuel (et non audible !) les empêche d’avoir des repères purement musicaux et artistiques : être entendu, écouté, c’est ainsi que les interprètes existent réellement !   

  

          (15/02/2022) 

 

Alexandre Damnianovitch est né en 1958 à Belgrade (Serbie), où il a accompli les études primaires et secondaires générales et musicales. En 1978 il part à Paris où il accomplit les études de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM). Après avoir obtenu un premier prix à l’unanimité au CNSM en 1983, il travaille comme chef de chant et chef de chœur à l’Opéra de Rennes jusqu’au 1994, où il dirige en parallèle l’Orchestre de Bretagne en tant que principal chef invité. Il est fondateur et directeur artistique de ARSIS-Théâtre Vocal de 1993 à 1998. A partir de 1994 il est directeur de différents conservatoires de musique en France (Bretagne, Picardie, région parisienne) où il développe une importante activité de chef d’orchestre, de fondateur et directeur artistique des saisons musicales et des festivals de musique. Il est l’auteur d’une trentaine de compositions, dont une dizaine de Commandes d’Etat.  

Son œuvre musicale, qui se distingue par un style postmoderne, s’inspire de la spiritualité orthodoxe et la musique populaire serbe (Nativité, pour chœur, Folksongs, pour soprano et orchestre à cordes, Poème, pour violon et orchestre, Quatuor lyrique, pour quatuor à cordes, Si je t’oublie, Jérusalem, pour clavecin, L’eau et le vin, pour orchestre …), mais également par d’autres patrimoines spirituels et culturels (Harpes éoliennes, pour sept instruments, Les tentations de Saint Antoine, pour orchestre à cordes, Quatre poèmes français de R. M. Rilke, pour voix et piano, The Bells, pour chœur et orchestre …) 

En parallèle des activités musicales il pratique la peinture à l’huile qu’il a étudiée à l’Académie des Arts Plastiques à Saint-Malo, et poursuit les études de théologie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris. Actuellement il prépare un doctorat sur le thème de la théologie de la musique.  

Depuis 2019, il collabore avec la pianofortiste et pianiste Yoko Kaneko, pour qui il a réalisé les versions pianistiques des œuvres Anastasima et Fil d’Ariane, et des œuvres originales (Trois méditations, Six haïkus, Sonnerie de Saint-Serge de Paris), qui sont dédiées à Yoko Kaneko et dont elle a assuré les créations mondiales et les enregistrements.  

https://damnianovitch.com/test/ 

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Pianiste et pianofortiste, Yoko Kaneko est née à Nagoya (Japon). Elle commence ses études musicales à la Toho-gakuen de Tokyo. Sélectionnée en tant que boursière du gouvernement français, elle entre en 1987 au Conservatoire National Supérieur de Musique et d Danse (CNSMD) de Paris où elle obtient les premiers prix de piano et de musique de chambre en 1991. Avec le Quatuor Gabriel qu’elle a crée (1988-2008), elle est lauréate des concours internationaux de musique de chambre « Vittorio Gui » à Florence (1992) et « Viotti » à Vercelli (1993). Elle a partagé des scènes avec les plus grands artistes.  

Elève de S.Tokumaru, G.Mounier, Y. Loriod-Messiaen, M.Béroff. J.Mouillère, J.Hubeau, G.Kurtag, M.Pressler et Jos Van Immerseel, adepte passionnée de la musique de chambre et son répertoire méconnu, elle a enregistré des pièces inédites de «J.B.Gross» avec C.Coin, des quatuors avec piano de Lekeu, Hahn, Dvorak, Saint-Saëns, Jongen, Fauré et Chausson avec le Quatuor Gabriel, «le concerto pour deux pianoforte de Mozart KV 356 » avec Jos Van Immerseel, les œuvres (pianoforte solo) de Beethoven, Mozart, J.S.Bach, Schubert, enregistrements auxquels plusieurs récompenses parmi les plus prestigieuses ont été attribuées.  

Depuis 2019, elle a effectué des créations mondiales des œuvres pour pianoforte/piano d’Alexandre Damnianovitch. 

Invitée  par le Conservatoire de Senzoku au Japon, le CNSM de Paris ou encore par le Château de la Roche Guyon, elle transmet la tradition et la passion qu’elle-même a reçues au contact des plus grands Maîtres et fait découvrir et promouvoir de futurs grands interprètes. 

https://yokokaneko.wordpress.com/