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Dialogue entre compositeur et interprète XII : Kamishibaï, guibanitsa et sushi|Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko

Dialogue entre compositeur et interprète XII : Kamishibaï, guibanitsa et sushi

Alexandre Damnianovitch et Yoko Kaneko

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Yoko Kaneko (Y.K.)

Mon dernier et ultime essai paru sur Mercure des Arts (en version japonaise) en juin 2022 « Ma France, mes résonnances », a été largement consacré à la conquête mondiale du « Sushi », la tradition culinaire emblématique du Japon. Ce mets, utilisant la partie la plus tendre des filets de poissons extrêmement frais, est non seulement adulé par les publics du monde entier, mais incarne désormais l’identité culturelle du peuple japonais autant que la cérémonie du thé, les films, les jeux vidéo…
Et je ne cesse de rencontrer cet amour du Japon et sa culture si touchant, porté par des étrangers qui ne sont jamais allés au Japon. Quasiment tous les secteurs sont « touchés » par cet amour !
Si on parle de l’art de théâtre populaire « Kamishibaï », il est inspiré par un autre pilier de la culture populaire japonaise, le manga, dont le célèbre maître d’estampes Hokusaï Katsushika (1760-1849) fut précurseur, dont un autre maître, Claude Monet, fut admirateur, et possédait une importante collection d’estampes de Hokusaï, qui se trouve aujourd’hui dans sa maison-musée, à Giverny.

Les illustrations de Hokusaï-Manga XIXe siècle, Japon

A.D. 

 Il y a quelques jours nous sommes allées voir un spectacle de Kamishibaï près de Paris, donné par Philippe Robert, acteur français originaire de la région Bretagne. La première surprise était de constater que cet acteur français cultivait ce type de théâtre traditionnel japonais de manière suivie et sérieuse depuis une dizaine d’années. La seconde était de constater qu’il parlait la langue japonaise plus que correctement. Les surprises n’ont pas manqué : grâce à lui tu as appris certaines choses de l’histoire de ton pays, et pas seulement en ce qui concerne Kamishibaï. Enfin, la dernière surprise était son adaptation de ce genre théâtral japonais aux autres cultures : ainsi sur les quatre contes qu’il a présenté dans ce bref spectacle pour enfants, deux étaient d’origine africaine, un traitait de la destinée des noirs de l’Amérique du nord, et seulement un était basé sur un conte populaire japonais. 

Philippe Robert, auteur, acteur, dessinateur français de Kamishibaï

Y.K.

L’origine de Kamishibai est « Emaki », les dessins réalisés sur un rouleau de papier servant à réciter différents faits historiques.

Emaki de la bataille de Jyokyu en XIII siècle au Japon, redécouvert en 2021. Photo by le Journal Mainichi

Celui-ci ferait un parallèle avec la somptueuse tapisserie de Bayeux (XIe siècle) qui raconte l’histoire détaillée de la conquête de Guillaume, le duc de Normandie, devenu roi d’Angleterre en 1066.

Tapisserie de Bayeux, XIe siècle, France

En effet Kamishibaï avait une double facette : d’abord, un art théâtral populaire qui animait la vie du quartier en incitant les habitants à sortir et à consommer ; ensuite, il a joué un rôle majeur porté par les actualités politique : les informations « officielles » de la guerre autrement dit « la propagande ». Il est intéressant de rappeler qu’il n’y avait pas de télévision avant les années 1950 et on comptait jusqu’à 50 000 conteurs de Kamishibaï dans ce pays ! Si l’art de Kamishibaï perdure toujours au Japon essentiellement dans le cadre pédagogique des écoles maternelles et primaires, cet art semble avoir conquis les artistes des différents pays en dehors des frontières du Japon. Son contenu restant assez libre, il donne à chacun la possibilité d’y mettre un espace personnel de création. Je pense que pour cette raison, un artiste si talentueux et polyvalent comme Philippe (de plus un grand connaisseur du Japon et de sa culture) a pu brillamment contribuer au développement de cet art : son public a été tout de suite séduit et impressionné par sa prestation, car il est à la fois écrivain, dessinateur, narrateur, chanteur, musicien (il imite les sons des instruments) et comédien !

(Le site officiel de Philippe Robert : SITE )

En discutant avec lui, tantôt en japonais, tantôt en français, il m’a ouvert les yeux sur le potentiel infini que possède cet art. En effet, il y voit un outil pédagogique pour la jeunesse, pour la vision et le langage « audiovisuel », qui selon lui, dans notre consommation sans esprit critique des écrans, peut aider à prévenir des fake news et autres manipulations,.

 

A.D.

Ce mélange de cultures au sein d’une tradition précise nous a interpellé, et nous a rappelé nos discussions au sujet de l’universalité possible de certains plats nationaux, et de la limite à cette universalité : jusqu’à quel point on peut adapter (en réalité – modifier) certains plats nationaux au goût universel, ce qui est souvent le cas avec des mets qui deviennent très populaires. Dans les années 70 c’était le cas avec la pizza italienne, ensuite avec le giros grec (que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de kebab turc) … aujourd’hui le sushi japonais est devenu tellement populaire qu’on le rencontre à tous les coins de rue ; sur une même enseigne, tenu par un même restaurateur, nous lisions, il y a quelques jours, « pizza et sushi », ce qui a arraché ton sourire amusé et ironique : en effet, est-ce la même compétence, ce restaurateur est-il vraiment compétent pour faire une bonne pizza et un bon sushi, ou seulement l’un des deux … ou peut-être aucun des deux ? J’avais le même sourire quand tu m’as demandé est-ce qu’on peut faire une guibanitsa sucrée (cette fameuse spécialité serbe, véritable emblème gastronomique de la Serbie, que d’ailleurs tu fais assez bien). Et tu m’avais demandé comment je réagirais si un jour à tous les coins de rue on proposait des guibanitsa, comme on le fait avec des kebabs et avec des sushi ?

C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons donné ce titre inattendu et un peu humoristique à notre texte. « Quel est le rapport entre kamishibaï, guibanitsa et sushi », se demanderait notre lecteur. C’est la question de l’universalité possible. Kamishibaï n’est pas encore devenu populaire à tel point que tous les acteurs du monde le pratiquent, mais la question s’est posée à nous : kamishibaï africain ou noir américain, est-ce encore du kamishibaï ? C’est la question du contenu et du contenant, ou – formulation plus courante – du fond et de la forme. Jusqu’à quel point on peut garder la forme de kamishibaï en lui donnant un fond (un contenu) qui n’a aucun rapport avec le Japon.

Y.K.

Pour ce qui est de Kamishibaï, il s’agit bien de contenant qui fait son chemin grâce à des artistes talentueux dans le monde.
Quant au Sushi c’est une autre histoire, plus ancrée chez nous, et il s’agit d’un « contenu ». Car ici, le lien est étroit et s’associe à la tradition culinaire (il faut rappeler qu’il s’agit de repas quotidiens !). Il est étroitement lié à la géographie et au climat, à l’environnement et à l’histoire du peuple japonais. De plus je pense que la proximité entre les aliments et la vie humaine est immédiate. La tradition culinaire occuperait, à mon sens, une place équivalente à celle qu’occupe le langage.  Nos aliments participent non seulement à la constitution de notre corps mais également de notre esprit. Quant au succès phénoménal du sushi dans le monde, je me sens flattée et fière, mais en même temps l’aspect et les détails du sushi que je rencontre dans la rue, en France ou dans d’autres pays, sont parfois mal compris ou erronés. Ils sont devenus une sorte de préoccupation de plus en plus importante, presque une sorte d’identité de mon pays !

Il faut préciser que pour les japonais le vrai Sushi consiste à utiliser du riz rond cuit avec un peu de saké et l’algue kombu, mélangé avec du vinaigre de riz, avec du poisson cru extrêmement frais et sélectionné et bien coupé (ni trop épais ni trop fin) et présenté légèrement en biais avec des baguettes absolument alignées et collées entre elles (jamais écartées ou croisées - un détail crucial) et avec du wasabi et de la sauce de soja salée (et pas sucrée).

Nous constatons à Paris que la nouvelle génération (souvent d’origine asiatique), très ouverte et sans tabou, crée et propose du sushi de toutes sortes, avec du fromage, avec du foie gras, ou avec du Nutella … Si cela me fait grimacer, certains disent « pourquoi pas ? » car il faut utiliser les mets disponibles sur place, ce qui est le cas du poisson et des fruits de mer au Japon ! Et n’en serait-il pas ainsi pour tout ce qui est une « sélection naturelle » de l’histoire ? Pourrait-on dire « finalement c’est l’avenir qui décidera le sort du sushi » ?

A.D.

Si on utilise des poissons différents de ceux utilisés traditionnellement pour le sushi, est-ce encore du sushi ? Si les ingrédients qui l’accompagnent ne sont plus les mêmes (par exemple les pâtes à la place du riz) est-ce encore du sushi ? Si à la place de wasabi on met une épice arabe … et ainsi de suite. La question est à la fois d’ordre qualitatif (la nature des ingrédients) et d’ordre quantitatif (quantité des mets utilisés). Si on veut être puriste, une pureté absolue consisterait à ce que les deux soient strictement respectés, sans aucune exception. Comme tu sais on a décidé un jour en France que seulement certains boulangers ont le droit de mettre la mention « artisan boulanger » sur leur enseigne. Il y a quelques années les Grecs ont déposé la marque de leur fromage Feta, et aujourd’hui ils sont les seuls à avoir le droit d’utiliser ce nom (les autres sont contraints d’indiquer « fromage de brebis). Peut-être qu’un jour le Japon décidera de protéger l’authenticité du sushi, qui est un véritable patrimoine national ? Il en est de même pour la guibanitsa, le plat national serbe emblématique … mais je te laisse raconter cette histoire, car elle, cette histoire, fait partie de ton patrimoine personnel.

Y.K.

En effet, j’ai goûté la guibanitsa, dans un train de nuit allant de Detmolt à Budapest, à Noël 1987, en partageant un compartiment de six couchettes avec une famille yougoslave (actuelle Serbie) qui allaient rentrer dans leur ville natale, à Belgrade, qui était le terminus de ce train. En me réveillant le matin, peu avant Budapest, la dame, la maman des enfants, m’a gentiment proposé en guise de petit déjeuner un petit carré de ce cake au fromage salé fait maison. Pour mon premier voyage solo pour visiter mes camarades japonais installés en Allemagne puis en Hongrie, ce goût délicieux du cake au fromage avait chauffé mon cœur solitaire et il est resté logé au fond de mes souvenirs. Lors du déclenchement de la guerre de Yougoslavie, la première chose qui a traversé mon esprit a été cette famille et ce moment de partage du petit déjeuner …

A.D

.… et je me permets de continuer cette histoire, qui montre comment un patrimoine de mémoire personnelle devient la réalité gustative collective. Quand tu m’avais raconté cette histoire, il y a deux ans, tu savais décrire ce gâteau, mais tu ne savais pas son nom. A ta description j’ai déduit qu’il s’agissait de la guibanitsa, et j’en ai fabriqué une devant tes yeux. Tu as retrouvé ce même goût plusieurs décennies plus tard, et aujourd’hui tu le prépares très souvent, pour le plus grand plaisir de tes filles et de tes invités serbes. Ces derniers restent stupéfaits, car l’image de ce met est tellement lié à la tradition culinaire et familiale serbe, à nos épouses, nos mères et nos grand mères … que le fait de le voir préparé par une japonaise (et de manière très réussie, je tiens à le préciser) les rend d’abord incrédules, puis – une fois consommé – enchantés.

Il faut préciser, pour le cœur de notre sujet, que tu utilises des ingrédients qui ne sont pas obligatoirement identiques à ceux qu’on achète dans les épiceries serbes, mais ont achetés chez un épicier turc de ton quartier parisien. Mais à part cela tu respectes l’essentiel de notre tradition. Le contraire pourrait provoquer l’étonnement des connaisseurs : je me rappelle que dans les années 80 une amie journaliste parisienne, contente de goûter la guibanitsa en compagnie de quelques uns de mes compatriotes, avait demandé « peut-on sucrer une guibanitsa ». Un des serbes présents lui a lancé un regard furieux, et s’est adressé à moi en serbe : « Dis à ton amie d’arrêter de dire des stupidités ». Pour lui c’était un sacrilège, presque une insulte.

(15/07/2022)

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Alexandre Damnianovitch
est né en 1958 à Belgrade (Serbie), où il a accompli les études primaires et secondaires générales et musicales. En 1978 il part à Paris où il accomplit les études de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM). Après avoir obtenu un premier prix à l’unanimité au CNSM en 1983, il travaille comme chef de chant et chef de chœur à l’Opéra de Rennes jusqu’au 1994, où il dirige en parallèle l’Orchestre de Bretagne en tant que principal chef invité. Il est fondateur et directeur artistique de ARSIS-Théâtre Vocal de 1993 à 1998. A partir de 1994 il est directeur de différents conservatoires de musique en France (Bretagne, Picardie, région parisienne) où il développe une importante activité de chef d’orchestre, de fondateur et directeur artistique des saisons musicales et des festivals de musique. Il est l’auteur d’une trentaine de compositions, dont une dizaine de Commandes d’Etat.
Son œuvre musicale, qui se distingue par un style postmoderne, s’inspire de la spiritualité orthodoxe et la musique populaire serbe (Nativité, pour chœur, Folksongs, pour soprano et orchestre à cordes, Poème, pour violon et orchestre, Quatuor lyrique, pour quatuor à cordes, Si je t’oublie, Jérusalem, pour clavecin, L’eau et le vin, pour orchestre …), mais également par d’autres patrimoines spirituels et culturels (Harpes éoliennes, pour sept instruments, Les tentations de Saint Antoine, pour orchestre à cordes, Quatre poèmes français de R. M. Rilke, pour voix et piano, The Bells, pour chœur et orchestre …)
En parallèle des activités musicales il pratique la peinture à l’huile qu’il a étudiée à l’Académie des Arts Plastiques à Saint-Malo, et poursuit les études de théologie à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris. Actuellement il prépare un doctorat sur le thème de la théologie de la musique.
Depuis 2019, il collabore avec la pianofortiste et pianiste Yoko Kaneko, pour qui il a réalisé les versions pianistiques des œuvres Anastasima et Fil d’Ariane, et des œuvres originales (Trois méditations, Six haïkus, Sonnerie de Saint-Serge de Paris), qui sont dédiées à Yoko Kaneko et dont elle a assuré les créations mondiales et les enregistrements.
Entendre

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Pianiste et pianofortiste, Yoko Kaneko est née à Nagoya (Japon). Elle commence ses études musicales à la Toho-gakuen de Tokyo. Sélectionnée en tant que boursière du gouvernement français, elle entre en 1987 au Conservatoire National Supérieur de Musique et d Danse (CNSMD) de Paris où elle obtient les premiers prix de piano et de musique de chambre en 1991. Avec le Quatuor Gabriel qu’elle a crée (1988-2008), elle est lauréate des concours internationaux de musique de chambre « Vittorio Gui » à Florence (1992) et « Viotti » à Vercelli (1993). Elle a partagé des scènes avec les plus grands artistes.
Elève de S.Tokumaru, G.Mounier, Y. Loriod-Messiaen, M.Béroff. J.Mouillère, J.Hubeau, G.Kurtag, M.Pressler et Jos Van Immerseel, adepte passionnée de la musique de chambre et son répertoire méconnu, elle a enregistré des pièces inédites de «J.B.Gross» avec C.Coin, des quatuors avec piano de Lekeu, Hahn, Dvorak, Saint-Saëns, Jongen, Fauré et Chausson avec le Quatuor Gabriel, «le concerto pour deux pianoforte de Mozart KV 356 » avec Jos Van Immerseel, les œuvres (pianoforte solo) de Beethoven, Mozart, J.S.Bach, Schubert, enregistrements auxquels plusieurs récompenses parmi les plus prestigieuses ont été attribuées.
Depuis 2019, elle a effectué des créations mondiales des œuvres pour pianoforte/piano d’Alexandre Damnianovitch.
Invitée par le Conservatoire de Senzoku au Japon, le CNSM de Paris ou encore par le Château de la Roche Guyon, elle transmet la tradition et la passion qu’elle-même a reçues au contact des plus grands Maîtres et fait découvrir et promouvoir de futurs grands interprètes.

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